À un homme politique qui déclara : « L’émergence est ce qui est dérangeant aujourd’hui mais ce qui constituera la référence pour demain », certains répondent : « Parler d’elle au singulier, c’est déjà l’estropier, l’émasculer, la réduire à ce qu’elle n’est pas ». Approche de certaines de ces « pratiques émergentes », grâce à quelques textes qui sont le fruit de réflexions entre différents collectifs et associations tentant de définir leurs points communs
Uniformité
Face aux effets sensiblement pervers de la libéralisation et de la mondialisation, et face à une forte diversité d’histoires de vie et de cultures, se situe l’uniformité, le discours officiel qu’une ville peut produire. Une culture dominante que la ville veut maintenir et nourrir comme un tout harmonieux. Ceci conduit inévitablement à des tensions. Ces tensions sont également le terreau dans lequel s’ancrent nos pratiques : parce que nous ne sommes pas pour une intégration des gens dans cette/ces culture(s) dominante(s).
Réappropriation
En marge des services établis, une multitude d’initiatives nées d’investissements personnels et de petits collectifs réinvente une culture centrée sur l’échange et la participation. Ateliers, lieux d’expositions, cafés concerts, tables d’hôtes, squats, radios libres, vitrines occupées, interventions artistiques, sont autant de réappropiations de la ville par ses habitants. Cette vitalité, la seule créatrice de nouveaux espaces de vie est cependant fragilisée face aux simulacres qu’érigent la ville technocratique.
Marge ?
Il y a derrière ces initiatives une notion de "micro-services publics". La volonté de combler des vides, des particularités manquantes malgré l’apparente surabondance culturelle. Ces initiatives sont donc souvent associées aux cultures dites "marginales" et "minoritaires", et très éloignées des piliers de la société dans lesquels elles ont d’ailleurs peu de relais.
Cultures minoritaires
Ce qui est privilégié, ce sont les cultures minoritaires ou minorités culturelles, au sens de cultures sans volonté hégémonique, ni dans le champ institutionnalisé où elles chercheraient à devenir dominantes, ni dans celui de la culture "bizness" où elles chercheraient à instrumentaliser les espaces culturels comme rampes pour une accumulation personnelle de capital, à caractère financier ou symbolique (notoriété).
Légitimité
La plupart de ces initiatives s"organisent "à partir de la base". Souvent, elles n’ont attendu ni validation politique ni soutien économique pour se lancer. Ici, la question de la légitimité ne se pose pas en terme de chiffres ou de publics touchés, mais plutôt en fonction de la pertinence et de l"impact de l’action, de sa capacité à "produire du sens", à se démultiplierŠ
Réseau
On ne crée pas un réseau, il est là ou pas. Dans un réseau les "liens souples ou faibles" ont une fonction vitale : ils permettent une bonne distribution en empêchant que certains liens se fixent trop. Ce sont souvent eux qui permettent d’avoir en même temps des racines et des ailes : de se sédentariser pour solidifier l’organisation et de renouveler l’énergie grâce au nomadisme.
Publics cibles ?
Nos pratiques n’ont rien à voir avec la maîtrise de tensions ni l’harmonisation des différences. Elles ont tout à voir avec l’apprentissage et l’appréhension de ces différences. Nos fonctionnements se développent toujours de façon organique. Les différences sont présentes dès le départ. D’autres participants, d’autres groupes, sont activement recherchés et s’impliquent, ou s’imposent tout simplement. En ce sens, le concept de "groupe cible" résonne de façon étrange à nos oreilles. Nous envisageons la question des publics d"une autre manière, moins instrumentale et plus qualitativeŠ Nous pensons plutôt en termes d’acteurs et d’usagers d’un projet.
Usagers
Les projets naissant d’un désir collectif, d’une passion collective, les acteurs du lieu (getionnaires-animateurs) se reconnaissent le droit de l’utiliser pour y développer des choses qui leur tiennent à coeur. Cette dynamique particulière fait que les acteurs du lieu revendiquent le droit d’en être aussi les utilisateurs. Les rapports aux "usagers" du lieu se construisent dans une dynamique de coopération et non de consommation. Le lieu et le projet sont donc co-construits en permanence entre ceux qui l’animent et ceux qui l’utilisent, même si les niveaux d’investissements sont différents et varient dans le temps.
Emploi/non-emploi
Nous ne créons pas nos projets pour créer de l"emploi. Il y a toujours une dimension de formation dans toute activité. Mais cette formation n"a pas pour objectif l"employabilité des personnes sur le marché du travail, même si cela peut aussi et sûrement servir à rendre compétentes des personnes dans le cadre d"emplois.
Ce qui est valorisé dans la pratique quotidienne, mais aussi dans les "activités", c’est avant tout les savoirs mineurs, au sens de "savoirs populaires", non académiques, non institués, non reconnus comme des savoirs véritables. Compagnonnage, ou plutôt "échange horizontal de savoirs", auto-didactisme, expérimentation pratique, mémoire collective, transmission orale et/ou pratique, sont les bases mêmes des savoirs qui y circulent ou qui s’y créent.
Plaisir !
Il y a, à travers nos associations, une aspiration à la collectivité en opposition à la culture dominante de l’individualisme. Les projets ont la particularité d’avoir généralement été créés par des groupes affinitaires, à la recherche de moyens (donc souvent d’un espace) pour faire vivre leur propre culture. Ils sont donc d’emblée traversés par une dynamique de projet collectif, ce qui implique la recherche pour ceux qui les font vivre de choses comme "le plaisir", "l’auto-valorisation", la participation à toutes les étapes du projetŠ
Ouverture
Quelle exigence faut-il avoir en la matière sans risquer de se refermer sur l’éternel petit groupe très investi ? Parfois, les exigences d’investissement trop élevées font fuir les gens. La question de l’accueil est aussi très importante. Soit une personne arrive alors que le groupe est en plein préparatifs et elle ne sait pas où se mettre, soit une personne arrive alors que le groupe est en pleins débats de fond et elle n’y comprend rien. Il apparaît important, en la matière, de démultiplier les portes d’entrées (avoir plusieurs possibilités pour impliquer les nouveaux arrivants).
Le rapport aux institutions
Concernant les rapports avec les "institutionnels", la question ne doit pas être ici : se compromet-on ou pas ? mais plutôt : comment conserve-t-on son caractère et sa singularité ? Il faut pouvoir envisager ce genre de collaboration en étant sûr de sa propre force.
Il y aurait fort à parier que, ne se référant à aucun dogme idéologique et ne s"inscrivant dans aucune filiation politique structurée, les émergents ne s"arrogeraient en aucune manière le droit de déterminer ou de remettre avis sur qui doit et qui ne doit pas bénéficier de l"aide publique. Cela ne signifie nullement qu"ils ne désirent pas être associés à la définition et à la réévaluation permanente de ce qui fonde les critères de base d"une reconnaissance, les critères généraux (au sens d"applicables à tous), donc à un débat ouvert sur ce qui doit être soutenu et sur ce qui ne doit pas l"être, et selon quelles procédures.
(1) Textes extraits de :
"Bunker Souple", juin 1998
Séminaire sur "l’agréation des espaces culturels autonomes", Liège, septembre 2002
Séminaire sur "les pratiques politiques émergentes", Liège, octobre 2002
"Quelques initiatives bruxelloises non-entendues", 2002
"Les rendez-vous manqués de la réforme du décret sur l’Education permanente" et "La crise de la représentation au coeur de la refonte du décret sur l’Education permanente", extrait d’un dossier de presse collectif, 11/02/2003